26 février 2007

Le Prince Noir


Le Prince Noir de Tréglamus.


Il est né le 16 Octobre 1911. Trois ans plus tard son père partait pour la guerre. Seule avec un enfant sa mère a travaillé, dans un lavoir, à Suresnes. Elle a confié son petit garçon à la famille à Tréglamus, en Bretagne. Belle mais fragile, elle a été victime d’une terrible maladie, qui faisait des ravages et que nous avons presque oubliée, la phtisie foudroyante ou galopante. Contre la tuberculose il n’y avait encore ni vaccin, ni antibiotique. Elle est morte en 1917, âgée de trente et un ans.

Il a été adopté par le village et élevé par une tante. En fait c’est là qu’il a vécu son enfance, de trois à douze ans, avant de partir, certificat d’études en poche, travailler à Paris et rejoindre son père qui ne voulait pas de lui.

J’ai du mal à me représenter la vie dans un hameau à cette époque et à cet endroit. Personne ne parle le français à la maison, on cuisine au feu de bois, on tire l’eau au puits avec un seau, on s’éclaire parcimonieusement à la chandelle ou à la lampe à pétrole, et je ne parle pas des travaux des champs avec uniquement la traction animale. Pour se déplacer : on marche, en toute saison.

Le hameau est à cinq kilomètres du bourg par la petite route en terre, empierrée par endroits, mais à trois seulement en coupant à travers champs et par les chemins creux, en sautant les talus et les ruisseaux. Pour un jeune garçon un peu rêveur c’est l’aventure. Une culotte courte à bretelles, une pèlerine, un béret, des sabots, et ça galope. Il y a des nids de ramier en haut des arbres et des œufs à gober, selon la saison, des noisettes, des nêfles, des poires à cochon ou des gratte-cul à cueillir, des tiges de sureau pour faire des pipeaux, des rainettes et des crapauds, des orvets, fragiles comme du verre, qu'on attrape avec délicatesse pour les fourrer dans sa poche ou dans sa chemise, des merles volubiles avec qui bavarder en sifflant, des arbres tordus aux ombres bizarres, troublantes dans une région nourrie de mystères et de légendes, peuplée de fées, de lutins et de korrigans...





Quand il pleut, c’est crotté que l’aventurier arrive essouflé à l’école des garçons du bourg. Bien souvent déjà la cloche sonne. Le maître, hussard de la république et missionaire civil, personnage imposant investi de toute l’autorité de l’état français, est aussi un brave homme, et ses foudres s’abattent avec bonhommie sur l’orphelin retardataire. « A force d’arriver à la dernière seconde tu finiras par être vraiment en retard. Et tu as vu dans quel état tu es ? Allez le Prince Noir, rejoins les rangs et plus vite que ça ! »

A l’école, ainsi baptisé, on n’a plus qu’à se conformer à sa légende et à se maintenir à la hauteur de son personnage. Dès lors il devient donc, pour lui et pour tous, vraiment, le Prince Noir, Prinn’z Du ou Chevalier Noir, Marheg Du. D’enfant sans parent le chemin n’est pas long jusqu’à chevalier sans suzerain, indépendant et ombrageux. Et c’est le Prince Noir qui chaque matin et chaque soir, sur son fidèle destrier imaginaire, main en avant et claquements de langue, parcourt ses domaines, traverse ses pâtures, franchit à gué ses rus et ses ruisseaux, et, armé de sa lance de coudrier et de sa fronde, une vraie, pas un lance-pierre, défie les géants chevelus des bords de talus, secourt princesses et lutins, pourfend esprits maléfiques et ombres malignes, mais chipe aussi les pommes du père Cossin.

Il n’a jamais oublié ce temps, chéri malgré les circonstances, et au soir de sa vie il s’y est réfugié. Je ne l’ai jamais entendu se plaindre. Seulement une fois, près de la fin, au cours d’un instant de lucidité ou il m’avait reconnu il m’a murmuré : « Pourquoi, moi, je n’ai pas eu de Maman ? ». Il nous a quittés le 26 Février 2005.

Je suis un des fils du Prince Noir.


Ses parents, mes grands-parents, le jour de leur mariage.
Ils ont vécu une grande histoire d'amour.


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