27 septembre 2005

La Vie est Belle !


Elle est belle la vie !


Le 23 septembre, vers 19 heures, il ne faisait déjà plus tout à fait aussi clair qu’en été. L’avenue de la Tourelle quasiment déserte, avec ses grands arbres, commençait à s’assombrir.

Depuis la sortie du RER, elle marchait vite, plongée dans ses pensées. C’était une belle jeune femme, d’origine africaine ou antillaise, pressée de rentrer chez elle. Je revenais en voiture, elle circulait, un peu devant moi, sur le trottoir que je devais traverser au bateau d’entrée de ma résidence.

En accélérant j’aurais peut-être eu la possibilité de passer, mais comme elle semblait inattentive j’ai préféré lui laisser le temps. Elle a senti la présence de cette voiture qui ralentissait et qui, sur quelques mètres, roulait lentement juste derrière elle. Je l’ai nettement vue se crisper, presser le pas, et me jeter un regard dur et agressif à la dérobée.

J’ai compris ses craintes et sa méprise qui m’ont amusé. Ça m’a fait sourire, mais gentiment. L’instant d’après, percevant la lumière des feux clignotants et devinant la trajectoire de l’auto esquissant le virage, elle a compris ma manœuvre. Soulagée elle a eu un petit rire, et m’a jeté un coup d’œil rapide, le temps de faire deux pas. Sur le troisième, elle à virevolté, pas comme on marche mais comme on danse.

Ensuite, continuant à reculons sur quelques mètres, elle a fait un petit geste de l’index, un petit moulinet près de sa tempe, qui, d’après son attitude, signifiait clairement « excusez-moi d’avoir un instant craint et imaginé le pire, c’est parce que j’étais absorbée dans mes pensées » Elle a compris que j’avais compris, et que si je souriais je ne me moquais pas. J’ai peut-être eu un petit mouvement d’acquiescement, je ne suis pas sûr, tout s’est passé si vite.

Et alors elle m’a adressé un sourire : totalement miraculeux, un sourire rayonnant, lumineux et chaleureux de connivence et d’intelligence, qui m’est allé droit au cœur et qui y est encore. Ensuite, un petit au revoir de la main, auquel j’ai répondu, elle s’est retournée, gracieuse et légère, et elle est partie, souriante et joyeuse.

Elle est belle la vie. Deux personnes que tout sépare l’âge, le genre, l’origine, le moyen de déplacement peuvent se comprendre, et s'échanger un instant heureux sans prononcer une parole. Ça n’est rien et c’est tout. Les jeunes filles, les jeunes femmes et les enfants sauveront le monde.


P.S. : Ce n'est pas une fiction !

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15 septembre 2005

Monsieur Banh

Le sourire de Monsieur Banh

Préambule.

C’était un soir tard, vers 23 heures, fin Décembre 1990.
Pour rentrer chez moi, je traversais le bois de Vincennes en diagonale. Il pleuvait des cordes et les routes du bois étaient désertes. Après l’hippodrome, en arrivant au croisement avec l’avenue de Gravelle, Coloc, ou une intuition, m’a dit « attention ! » et, heureusement, j’ai ralenti, encore un peu plus, avant de m’engager sur le carrefour.

De la droite n’arrivait aucun véhicule, mais de la gauche, où une haute palissade cachait des travaux vers le stand de tir de la police et ôtait toute visibilité, une Golf GTi a surgi, à tombeau ouvert. J’ai vu le regard effaré du conducteur juste avant le choc.
Après il y a l'impression de flotter, de dériver, et des images, entre des moments flous, un chauffeur de radio-taxi son micro à la main, des voitures qui s’arrêtent, des gens qui se précipitent, une ambulance rouge, des pompiers, « monsieur, monsieur, répondez-moi, ne vous laissez pas aller.. », tout l’avant de la voiture arraché et le moteur à l’emplacement de l’aile droite, mais vertical, fumant et dégouttant, un car de police, la pluie, des lumières bleues.
lI y avait aussi une pensée absurde et lancinante « les clés du bureau, les clés du bureau… », mais pas un son, hormis les paroles du pompier aucun son.

Le premier sourire de Monsieur Banh.

Quand je me suis vraiment réveillé, j’ai vu Monsieur Banh qui me regardait, qui souriait et qui disait « Ça va bien ! Ça va bien ! », et je me suis rendormi.
Quand je me suis réveillé la deuxième fois, j’ai vu Monsieur Banh, dans le lit voisin, qui me regardait avec bienveillance, qui souriait gentiment et qui disait « Ça va bien ! Ça va bien ! », Ça n’était pas une question mais j’ai dit « oui, merci ». Puis je lui ai demandé ou nous étions et il m’a répondu, à peu près, « Henli Mondol, lopital, tlès bon, tlès bon ! ».

Monsieur Banh était un petit homme fragile et doux, plus tout jeune, avec des yeux sombres et brillants et des cheveux très noirs, sauf quelques-uns, très peu. J’étais un peu gêné par son sourire, qui avait un quelque chose d’étrange.

Suitambule


Finalement j’allais bien : je n’étais resté inconscient que quelques heures et on ne m’avait pas trouvé de séquelle.
Le seul problème concernait mon pied droit : sept luxations, quatorze fractures, ou l'inverse : le circuit hydraulique de freinage avait retransmis l’énergie du choc par la pédale au pied posé dessus. Pour les chirurgiens ça me rendait intéressant, un cas classique mais qui ne se rencontre plus que rarement aujourd’hui : le coup du palonnier chez les pilotes d’autrefois, les mêmes symptômes et une opération pas très courante.
Ce qui fait que j’étais considéré avec plus de déférence que Monsieur Banh qui n’avait qu’une banale fracture du col du fémur. Jusqu’au jour ou ça a changé.

La douceur de Monsieur Banh.

Rapidement j’ai été libéré du goutte-à-goutte et j’ai pu me déplacer à cloche-pied et rendre de petits services à Monsieur Banh qui était immobilisé. Nous sommes, provisoirement, devenus frères, comme devraient l’être toujours les humains.

Et quand, par exemple, je lui avais changé son eau pour de l’eau fraîche il prenait ma main dans les siennes, une dessus une dessous, les doigts joints, avec une infinie douceur, me regardait droit dans les yeux, souriait avec un petit hochement de tête qui remplaçait les mots.

Noël était déjà passé, quelques guirlandes, une bûche, et une ambiance plus légère et même joyeuse malgré le manque de personnel. Et puis il y eu la visite du patron, costume sous la blouse et nœud papillon , accompagné d’un chirurgien, d’un interne et des infirmières, surveillante, titulaire et une très jeune fille, élève ou stagiaire ?

Le cas de Monsieur Banh.

Comme prévu ils se sont attardés sur mon cas, ont parlé boutique, «…on a réaligné avec trois broches, le protocole Bernager Vernagelski* …

- Voyez Untel ça pourrait l’intéresser pour sa thèse !
– Je l’ai mis au courant, il suit le cas avec moi .
– Bien ! Et le col du fémur ?
– Tout va bien, ça se passe à peu près normalement, on va toutefois le transférer en médecine car le sujet semble souffrir de carences alimentaires.
- Parfait ! ».
Comme ils se préparaient à prendre congé la petite jeune fille s’est jetée à l’eau, en rougissant de son audace :
« Monsieur Banh dit que le matelas lui fait mal.
– J’ai regardé hier, a répondu l’infirmière titulaire un peu vivement, il n’y avait pas d’escarre, j’ai passé une crème.
– Oui madame mais juste avant la visite il m’a dit que ça lui faisait mal dans le dos
– Puisqu’on est là on va regarder, à tranché le patron. Alors Monsieur Banh vous avez mal au dos ? ».
Monsieur Banh a acquiescé, toujours souriant, l’infirmière l’a fait pencher en avant et a remonté la chemise de nuit APHP. En y repensant, j’ai eu du mal à écrire la suite.

La petite à porté une main à sa bouche, « Mon Dieu ! », et tout s’est arrêté.
Deux internes ou externes, col de blouse relevé, stéthoscope en évidence, qui passaient dans le couloir en se racontant gaiement leurs réveillons passés ou à venir, se sont interrompus net en voyant notre groupe immobile et silencieux, figé.

Le dos de Monsieur Banh : c’était affreux, il était entièrement couvert de longues cicatrices brunes horizontales.Mais vraiment entièrement : du haut des épaules à la naissance des reins il n’y avait absolument pas un endroit de peau vierge.

L’horreur venait ensuite lorsque, remarquant le parfait alignement des marques, on comprenait le caractère méthodique, minutieux, appliqué, implacable, répété, systématique, impitoyable et dogmatique des flagellations…

C’est Monsieur Banh qui a relancé le mouvement. Il a effleuré du bout des doigts le bras de la jeune fille, « Ça va bien ! Ça va bien ! ». Il a tourné la tête vers moi et à eu deux petits gloussements espiègles, comme s’il venait de faire une bonne blague.
Ensuite il y a eu une certaine agitation, on a changé son matelas, pratiqué des soins, et Monsieur Banh est devenu un cas intéressant.

L’histoire de Monsieur Banh.

Le lendemain, pendant les visites, j’ai interrogé son fils.
Monsieur Banh avait fait partir toute sa famille juste avant l’arrivée des Khmers Rouges, mais il était resté à Phnom-Penh pour tenter de préserver les quelques bien familiaux.
L’histoire, déchirante, nous la connaissons de lectures, de films et de reportages, enfin je m’étais imaginé en savoir quelque chose. Ça n’est plus le cas.

Un cousin avait retrouvé Monsieur Banh depuis peu dans la campagne et sa femme et ses enfants l’avaient fait venir en France deux mois plus tôt, le temps d’obtenir les papiers et d'organiser le voyage. Depuis qu’il était là il ne mangeait que de la viande, il pouvait manger un rôti d’un kilo en un repas. Il s’en était rendu malade. C'est en tout cas ce que disait son fils qui pensait que c’est pour ça qu’il s’était cassé le col du fémur.


Et puis un jour on est venu le chercher, avec son lit. Le lendemain j’étais sortant, il m’a fallu dix mois pour remarcher pratiquement normalement. Je ne l’ai jamais revu.

Je n'ai jamais su son nom complet, mais j’ai compris que Monsieur Banh, dans son sourire, exultait d’être vivant et demandait pardon d’avoir survécu, lui, à l'horreur.
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*fictif : j’ai oublié les vrais termes techniques de cette conversation entre grands experts, je ne peux que l’évoquer.

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